L’ambassadeur devenu paysan
Le rêve du vieux caravanier
Qu’il est bon de rencontrer un homme qui n’a pas renoncé ! À 70 ans bien tassés, Patrick Nijs fait partie de ceux qui ne cesseront jamais de m’étonner par la force de leurs convictions, leur droiture, leur générosité et par dessus tout, leur amour de la vie sous toutes ses formes. On appelle aussi ces gens là des rêveurs parce que le cynisme ne les a pas gâtés et qu’ils sont, malgré les années, porteurs de projets fous.
Celui de Patrick tient en un mot : Kabissa. Nichée sur les pentes des montagnes du nord du Yunnan en Chine, Kabissa est une ferme modèle de permaculture et qui à terme devrait devenir un centre international de permaculture. Pour le moment elle en est encore à ses débuts et ses 2 hectares de terre réparties sur 5 terrasses se remettent tout juste des mauvais traitements à coups d’engrais, de pesticides et de couvertures plastique qu’elles ont subit pendant des décennies.
Aux origines était une vision
Il y a plus de 10 ans, lorsque Patrick parcourt pour la première fois Dongchuan, la province natale de sa compagne Minyan, son enfance passée au Congo Belge (République Démocratique du Congo aujourd’hui) le rattrape. C’est la terre infiniment rouge alliée à la végétation luxuriante de cette partie du Yunnan qui l’hypnotise. Il lui vient l’envie d’ôter ses chaussures et de fouler la glèbe qu’il voudrait faire sienne. Il veut préparer son départ ici, sur ce sol qui ne lui appartiendra jamais tout à fait (en Chine, personne ne peut être propriétaire terrien. La terre appartient au peuple tout entier et l’État loue des concessions pour 70 ans). Il est né dans un pays volé, il mourra dans un pays qui veut l’accueillir.
Pourtant au départ rien ne le prédisposait à mener une existence de néo-paysan comme il se définit lui-même ironiquement. Après avoir travaillé dans le secteur de l’enseignement dans différents pays d’Afrique, il décide d’entamer une carrière dans la diplomatie. D’abord numéro deux à l’ambassade du Burundi, il est nommé Consul à Osaka puis Shanghaï pour finalement endosser le rôle d’Ambassadeur à Pékin. À ce titre, il rencontre les grands de ce monde dont bien sûr Xi Jinping qu’il côtoiera à plusieurs reprises.
Très jeune, il sent qu’il a un problème avec la philosophie occidentale. « Je suis né au Congo dans ce terrifiant malentendu que fut la colonisation et j’ai vécu trop de contradictions sous prétexte de développement pour que je me retrouve pleinement dans sa pensée« . Il se tourne vers la philosophie orientale dont il découvre l’extraordinaire complexité et c’est surtout sa conception de l’Énergie qui le fascine. Son chemin spirituel s’achève alors avec la découverte du Taoïsme dont il pratique désormais la méditation quotidiennement.
Mais quand on a vécu une existence vagabonde telle que la sienne, quand vos enfants sont aux 4 coins du monde, quand, où et pourquoi poser ses valises ? C’est lorsqu’il rencontre sa compagne à Pékin et que celle-ci l’incite à écouter son désir profond de retour aux sources qu’il décide de prendre sa retraite anticipée, de s’installer dans sa ferme du Yunnan et d’entamer le dernier grand projet de sa vie : réparer des décennies de gabegie agricole, participer enfin à un modèle durable et non pilleur de ressources, apporter sa pierre à l’édification d’un monde respectueux de la vie et laisser aux générations futures l’espoir que tout peut s’arranger (ou presque).
Pourquoi ici, en Chine une ferme de permaculture ?
Par amour, répond Patrick. L’amour pour Mynian et leurs enfants. « Je voulais à la fois réconcilier cette famille complexe qui est la mienne et reprendre le chemin de la Nature qui est depuis toujours pour moi comme le berceau de mes origines, mon point Omega de la respiration ».
Et puis il y a la culture chinoise imprégnée de Taoïsme, de Confucianisme et de Bouddhisme. En particulier, « le Taoïsme sait, depuis sa fondation au 7ème siècle avant Jésus-Christ, que l’harmonie entre l’homme et la nature est la source du bonheur, de la longévité et de l’harmonie. Il s’agit de la cosmologie la plus écologique qui ait été conçue par le Sapiens . Ici, il y a des gênes de civilisation qui lui donnent accès à une révolution écologique ». Et il est vrai que la recrudescence du Taoïsme et de Bouddhisme est palpable en Chine. Elle va de pair avec la renaissance culturelle qui suit la renaissance économique tant mises à mal à l’époque Mao. « La renaissance de l’Europe a commencé par les Lumières, et de la sphère intellectuelle et culturelle elle a percolé vers la sphère économique. En Chine, le mouvement est inverse. En bons Marxistes, ils ont commencé par l’infrastructure et l’économie. Aujourd’hui, la renaissance atteint le domaine de la superstructure, celle des consciences, de l’imaginaire, de la culture, de la spiritualité. »
« Par conviction » ajoute-t-il. « Pourquoi marquons-nous tant de réticence à rejoindre l’initiative de la Chine à recréer une civilisation sur l’ancienne route de la soie ? Recréer un maillage sur les traces de Samarcande fait-il si peu de sens pour l’humanité ? » Patrick lui veut faire partie de ces caravaniers qui rapprochent les peuples. Il sait aussi que l’avenir de l’humanité, sa survie, ne se fera que dans un monde global et que notre sort tient dans la coopération internationale. Le partenariat avec la Chine est déterminant si l’on veut limiter les dégâts du changement climatique. Par son gigantisme contre lequel on ne peut plus rien, la Chine est un pivot de l’avenir et le grand défi des prochaines décennies est l’intégration de la Chine au monde et du monde à la Chine. L’UE est historiquement imprégnée de la nécessité d’une transition écologique. La Chine s’est emparée plus récemment de l’urgence climatique et de son binôme écologique en opérant un virage draconien dans son économie. Mais contrairement à chez nous, « la grande mutation écologique indispensable partira du sommet et ce sommet a les moyens de définir une orientation à toute la société. Ceci constitue également une des raisons pour lesquelles je crois en ce pays : il dispose encore d’un État capable de résister aux intérêts particuliers pour prendre des options servant le bien commun. »
Kabissa
Le nom de Kabissa vient du Kiswahili, l’idiome du Congo qui signifie « absolument », « résolument », un mot qui exprime une volonté d’aboutir forte. Lorsqu’il l’acquiert en 2013, Patrick était encore en poste à Pékin et il leur fallait des heures pour rejoindre sa propriété depuis l’aéroport de Kunming. Depuis, l’autoroute a été construite ce qui a significativement désenclavé la vallée de Dongchuan et tous ses villages perchés sur les hautes montagnes alentours, dont un sommet à 4400 mètres.
À l’origine, c’était une une ferme traditionnelle en piteux état à l’écart du minuscule village de Lao Zhuan Di. À leur grand dam, seule la structure de la bâtisse principale a pu être conservée et restaurée. Aujourd’hui elle sert de bibliothèque et de bureau. De nouveaux bâtiments ont été construits autour afin de respecter la tradition de la cour interne et ils accueillent leur logement principal ainsi que des chambres pour leurs 6 enfants. En leur absence, elles servent de chambres d’hôtes.
Dès le début, les plans prévoyaient également la construction d’une serre attenante de manière à pouvoir cultiver leurs légumes en hiver et mettre en nourrice d’autres plantes alimentaires et médicinales.
Bien que située à 2100 mètres d’altitude, il ne fait jamais très froid ici et les gelées sont relativement rares. Le rythme des saisons est d’ailleurs assez déroutant pour un européen. L’hiver est marqué mais c’est l’époque la plus sèche, le printemps est chaud, l’été frais et humide alors que l’automne retrouve la saison sèche. Aussi, lorsque Patrick décide d’entamer la reconversion de Kabissa en ferme de permaculture, il lui a fallu une longue phase d’adaptation.
Les cultures
Il lui a fallu tout d’abord nettoyer ses terre et notamment la débarrasser du plastique dont les agriculteurs se servent comme paillage pour diminuer l’arrosage et les herbicides. Officiellement, ce plastique est biodégradable mais dans les faits, le sol se gorge de polymères car chaque année les agriculteurs mettent de nouvelles bâches. Or, ce plastique met bien plus qu’un an pour se détériorer. La réglementation a changé récemment et est devenue beaucoup plus contraignantes. Il est donc à espérer que les paysans soient fournis par l’industrie avec un plastique véritablement biodégradable. Mais les conséquences des années précédentes sont bel et bien là.
Parallèlement, Patrick a planté des arbres fruitiers ainsi que des rosiers et des pivoines pour la médecine traditionnelle chinoise. Les fleurs, c’est d’ailleurs plutôt le domaine de Minyan et elles devaient assurer des revenus au démarrage.
Comme toute ferme de permaculture, Patrick trace des plans complexes pour associer toutes sortes de cultures potagères et céréalières, et pour qui ne connait pas son terrain, surtout au printemps alors que les végétaux en sont encore au tout premier stade, c’est une gageure de s’y promener seul sans abîmer les jeunes pousses !
Un hectare du domaine est occupée par une forêt pins que Patrick laisse vivre sa vie. Ces pins ont été plantés il y a une vingtaine d’années dans le cadre d’un plan de reforestation. En effet, tous les bois de la région avaient été rasés au profit des mines de cuivre qui en ont d’ailleurs fait sa prospérité. Lorsque dans les années 90 les gisements ont été épuisés, les autorités ont enfin réalisé à quel point la région avait été fragilisée écologiquement par ce déboisement massif. Donc en plus de ces forêts de pins, toutes les terrasses cultivables ont été plantées de noyers qu’il est absolument interdit d’abattre.
Pour l’aider, Patrick peut compter sur des volontaires qui viennent régulièrement de toute la Chine et surtout sur Xiao Huang, un jeune paysan arrivé de la province du Zhejiang. Ce dernier y travaille maintenant à plein temps. Quand il est arrivé à Kabissa, il voulait en apprendre plus sur l’agriculture biologique et surtout approfondir sa démarche. D’après Patrick, « Xiao Huang a cette intelligence de la terre qui lui a fait immédiatement comprendre les enjeux de la permaculture. J’espère vraiment qu’il voudra rester longtemps ici car son apport est essentiel ». Des voisins viennent également prêter main forte même si ceux-ci doivent être « surveillés » de près car ils n’ont pas les réflexes d’un permaculteur. « Un jour que je n’étais pas là, mon voisin a labouré une de mes terrasses ! Il voulait bien faire c’est sûr, mais on ne fait jamais ça en permaculture ! On paille !« .
Bien sûr Patrick n’a pas que des amis dans le voisinage car certains ne voient pas d’un bon oeil cet uluberlu, étranger qui plus est, qui cultive des terres de manière si peu orthodoxe et qui vient frontalement contredire leurs pratiques. Mais globalement il est bien accueilli, même si pour ces gens du cru il restera toujours « l’Ambassadeur Étranger ». « Ma voisine qui me donne un coup de main se marre systématiquement quand elle me voit travailler dans les champs, pour elle je suis un ovni ».
Mais apprendre un sol, l’observer, trouver les espèces qui s’y épanouissent, le restaurer, découvrir un climat, cela prend du temps et pour le moment la ferme n’est pas encore rentable. Patrick estime qu’il lui faut encore 4 ans pour parvenir à un équilibre et pour enfin pouvoir tirer des bénéfices.
Mais ça ne l’empêche pas de travailler sur un projet encore plus ambitieux que sa propre ferme : créer une communauté internationale de permaculture à Lao Zhuan Di et convaincre les paysans locaux d’adopter une agriculture respectueuse de l’environnement.
Le projet
Optimiste ou pessimiste, on ne saurait le dire à propos de Patrick. « Nous courons vers le gouffre. Mourir, quitter ce monde est normal et naturel pour les créatures infiniment éphémères que sont chacun d’entre nous. Se dire que ce monde nous quitte tout entier et que nous le tuons m’est insupportable. Cette impermanence là, je ne l’accepte pas. » Pour Patrick, l’urgence aujourd’hui sont plus les droits du sol qui nourrit la vie que les droits de l’Homme que nous dévoyons chaque jour.
C’est pour ça que Kabissa existe. Créer une communauté de paysans respectueux de l’environnement, partager les savoirs et les expériences, enseigner, faire de la recherche, introduire des innovations de haute technologie comme l’Intelligence Artificielle et la robotique, telles sont les ambitions de Patrick accompagnées d’une volonté qu’elles se fassent dans un contexte international. « Il se trouve que Kabissa est en Chine et son propos est d’amener les esprits à se concentrer sur les problèmes les plus urgents. Il ne s’agit plus de faire de la vieille politique en suivant les allées éculées des vieux débats truqués. En caricaturant un peu, je dirais qu’il s’agit de mettre les grands esprits de ce monde sur le problème des toilettes sèches. »
Et le vieux village de Lao Zhuan Di peut être le théâtre de cette entreprise. En effet, il y a quelques mois, les habitations jugées dangereuses et trop vétustes ont été vidées de leurs habitants. Ces derniers ont reçu des subsides de l’État afin de construire des maisons neuves à quelques kilomètres de là. Le vieux village a donc été abandonné et ne restent plus que les bêtes que les agriculteurs laissent astucieusement ici afin d’obtenir de plus larges compensations en cas de rachat des bâtiments.
Ainsi, les maisons pourraient tout à fait être rénovées et Xiao Huang s’est d’ailleurs installé au village. Dunhua, une biologiste universitaire qui a décidé de changer de vie pour se consacrer à l’agriculture biologique, est en train de choisir la maison qui abritera son plan d’avenir. Sa présence scientifique est essentielle pour le projet. Et d’autres soutiens, Chinois mais aussi d’autres nationalités venant de toute la Chine suivent attentivement le projet et y contribuent à leur manière, certains prêts à investir quand le moment sera le bon.
Patrick travaille en parallèle avec les autorités locales et nationales sur le bien fondé du projet, et notamment en multipliant les conférences. Fort de son passé d’Ambassadeur, il est écouté avec attention, notamment parce que tout le monde sait qu’il a côtoyé Xi Jinping et la politique pout lutter contre le changement climatique de ce dernier est bien sûr dans toutes les têtes. Patrick ne manque pas de se servir de cet atout majeur afin de convaincre que si un tel Centre voyait le jour et que si les agriculteurs de cette région du Yunnan se joignaient à l’effort, accompagnés par les autorités, les retombées sur la population locale et les politiques seraient en tous points positives.
Cependant, si les Chinois sont extrêmement sensibles à cette autorité du pouvoir, ils n’en demeurent pas moins très pragmatiques et demandent la preuve par les faits de la faisabilité d’une telle transformation. Et pour l’heure, la ferme de Patrick n’étant pas encore rentable, ils ne voient pas encore comment effectuer la transition vers une agriculture biologique sans perte de rendements ni de revenus, d’autant que dans le monde paysan, et c’est un fait universel, le conservatisme est plutôt de mise. Et ce n’est acceptable pour personne en Chine à l’heure actuelle d’à la fois perdre de l’autonomie alimentaire dans certains secteurs et d’augmenter le coût des denrées agricoles.
Le contexte global
L’agriculture chinoise est majoritairement intensive de type traditionnel. Encore peu mécanisée hormis dans quelques régions de grandes plaines, l’agriculture intensive moderne est peu pratiquée. Ainsi, l’effort physique au plus près de la terre n’a pas été oublié et le travail manuel du sol, y compris avec des bêtes de somme est encore largement répandu, les parcelles sont petites et les terrasses dans les nombreuses régions montagneuses sont toujours travaillées. Il y a bien sûr beaucoup de problèmes auxquels il faut remédier d’urgence (utilisation des engrais et pesticides, usage immodéré de ce plastique de paillage) mais pour toutes les raisons évoquées précédemment, il se peut que la nécessaire révolution écologique soit moins brutale ici que dans nos contrées où l’agriculture intensive moderne est devenue majoritairement la norme. De plus, l’exode rural étant encore très récent et les habitudes culinaires quasiment exclusivement à base de produits frais, les citadins pratiquent donc encore massivement l’agriculture potagère individuelle, y compris dans des endroits les plus improbables tels que les balcons, les toits, les ruelles, ou de manière provisoire comme aux abords des chantiers, et en fait partout où il y a de la terre disponible.
Depuis les années 90, lorsqu’il a été évident fallait rectifier le tir de 30 années de laisser aller environnemental (ce que les acteur politiques appelaient eux-mêmes « Polluer d’abord, contrôler ensuite », les préoccupations du peuple chinois sur la qualité et la sécurité alimentaires sont majeures. Depuis une dizaine d’années plus précisément, les labels agricoles bio se sont multipliés, pouvant d’ailleurs prêter à confusion car certains sont plus proches du greenwaching que du véritable bio. Il faut toutefois mentionner le Chinese National Organic Products Standard, reconnu comme l’un des plus restrictifs au monde. Au départ destinés aux exportations, les produit biologiques chinois sont désormais sur le marché intérieur et la part de cultures bio sur le territoire ne cesse d’augmenter.
Mais il y a également un phénomène relativement récent et de plus en plus marqué qui est en train de faire son apparition. Appelé « la vie avec peu de désir » (low desire life) , ce mouvement promeut une vie économe, rejette le consumérisme, les normes de la vie urbaine et rejette ce qu’il appelle l’esclavagisme moderne consistant à travailler toujours plus dans un univers de complétion acharnée. Porté par les réseaux sociaux, il convertit de plus en plus de jeunes urbains à la vie à la campagne et favorise un tourisme vert qui connait une expansion rapide.
L’avenir
Le caravanier réussira-t-il ce projet d’une envergure inestimable pour notre bien à tous ? Il ose emprunter des chemins que seuls les visionnaires sont capables de défricher.
Personne n’a toutes les solutions, pas plus les occidentaux que les chinois ou les africains et notre avenir tient dans une coopération planétaire. Les crispations politiques ne font que rendre plus critique le danger d’extinction qui nous menace.
« Je refuse d’être pris entre l’eau et le feu. Je dois le dire haut et fort et exhorter tous mes contemporains à sortir de leur ornière mentale pour gérer notre avenir. C’est impérieux, c’est une question de survie ». Kabissa est « comme le lotus fragile qui fleurit dans la vase, je dois tenter de donner à cet espace de l’entre deux les couleurs de l’espoir. C’est le devoir de ma condition. »